Le monde d’emploi #2 Être corporate ou se faire virer, telle est la question

Dans le premier épisode du Monde d’emploi, j’évoquais les entretiens d’embauche. Aujourd’hui, on va parler de ce qu’il se passe une fois qu’on a trouvé un job. Si vous travaillez dans le privé, il y a de fortes chances pour que le terme « corporate » ne vous soit pas inconnu. Cet anglicisme vient du latin « corporarer », signifiant « incorporer ». Si, par exemple, on vous dit que vous êtes corporate car vous portez le t-shirt à l’effigie de votre boîte, même le dimanche, cela veut dire que vous que vous êtes un bon gros fayot avez un esprit d’entreprise très développé. Cette locution (esprit d’entreprise) est d’ailleurs préférée par l’Académie française qui, sur son site internet, nous supplie d’arrêter d’utiliser le mot « corporate ». A vérifier, mais je pense qu’ils ne sont pas super fans non plus des « je vais prendre le lead » et autres « sujets touchy ». Tant pis pour cette institution réactionnaire et poussiéreuse, je continuerai à utiliser le mot « corporate », surtout parce que ça sonne vraiment bullshit et ça, j’aime bien. Parlons-en.

 

C’est mal d’être corporate ? 

Tout d’abord, je vous propose une petite liste qui vous permettra de vous situer sur l’échelle du corporate. Plus vous cochez de cases, plus vous avez un esprit d’entreprise. 

  • Vous parlez (en bien) de votre entreprise à tous vos amis.
  • Vous avez déjà essayé d’en débaucher un ou deux en mettant en avant vos super conditions de travail.
  • Vous participez à tous les événements organisés par votre entreprise.
  • À la question « avec quelle personne, morte ou vivante, souhaiteriez-vous partager un repas ? », vous répondez « mon employeur » systématiquement..
  • Vous avez affiché les valeurs de votre entreprise dans vos toilettes.
  • C’est vous qui avez organisé le dernier Secret Santa au bureau.
  • Vous regrettez de ne pas avoir un uniforme aux couleurs de votre entreprise.
  • Vous faîtes des heures supplémentaires bénévoles pour soutenir votre employeur.
  • En vacances, vous envoyez des cartes postales à tous vos collègues (et à votre boss, bien sûr) en écrivant qu’ils vous manquent, que vous avez hâte de revenir au bureau, et que la Californie, c’est surfait.
  • Vous n’avez jamais demandé d’augmentation parce que, au fond, votre travail est davantage une passion qu’un emploi.

N’hésitez pas à partager vos résultats dans les commentaires ! Si votre score dépasse 5, vous êtes déjà un bon. S’il dépasse 7, je voudrais vraiment connaître le nom de votre entreprise (ou votre degré de masochisme). Dans tous les cas, rassurez-vous, ce n’est pas mal d’être corporate. Cela veut simplement dire que vous aimez votre boîte, votre travail et que tout ça correspond bien à ce à quoi vous aspirez dans votre vie professionnelle. Oui, enfin, en théorie…

 

Les valeurs d’entreprise : l’enfumage corporate

En pratique, être corporate est souvent une nécessité pour garder son job et, parmi les moyens de prouver votre esprit d’entreprise à votre boss, le respect des valeurs de la boîte représente le plus évident. Le problème avec les valeurs, c’est que c’est de la merde l’on peut y mettre un peu ce que l’on veut et qu’elles ont souvent un fonctionnement à géométrie variable. Exemple avec deux des pires valeurs possibles, celles qui donnent tout de suite le ton : 

L’implication (ou l’engagement)

Celle-ci est formidable. De prime abord, on peut se dire : « Oui ok, ça se tient. » En effet, il semble assez logique qu’un employeur attende de l’implication de la part de ses salariés. Si Corentin ne connaît toujours pas le secteur d’activité de sa boîte ni le nom de son manager 6 mois après son arrivée, il y a des chances pour qu’il ne donne pas l’impression de se sentir hyper concerné par son job et qu’il se fasse remercier.

Mais bon, en principe (même si on connaît tous un Corentin), ce type de cas est rare et on se sent tous plus ou moins obligés de faire correctement notre boulot. N’est-ce pas ça, justement, l’implication ? Pour le commun des mortels peut-être, mais pas pour les employeurs. Pour eux, l’implication ou l’engagement de leurs employés passe surtout par leur flexibilité, c’est-à-dire leur capacité à passer leur vie au bureau. Ne vous êtes-vous jamais senti coupable en quittant les locaux de votre entreprise après avoir (seulement) réalisé le nombre d’heures de travail indiqué dans votre contrat ? N’avez-vous jamais eu l’impression d’être un tire-au-flanc par rapport à votre collègue qui passe toutes ses soirées au bureau ? Si oui, vous avez été victime de l’enfumage corporate de l’implication. Désolée pour vous, mais si ça peut vous rassurer, vous n’êtes qu’un grain de sable parmi la vaste plage d’enfumés. Comment ça c’est pas rassurant ? 

L’humilité 

Celle-ci est moins courante, mais je l’aime beaucoup aussi. Gros potentiel d’enfumage ! Pour l’avoir connue, je peux vous dire qu’elle fonctionne parfaitement en association avec l’implication. Qu’est-ce que l’humilité ? À l’origine, c’est plutôt bien d’être humble : ça veut dire qu’on a pas un melon comme une pastèque et qu’on est conscient d’être perfectible. Sauf que pour votre boss, la définition de l’humilité n’est pas tout à fait la même.

Que nenni ! Pour lui prouver votre humilité, vous devrez non seulement vous tuer à la tâche comme votre collègue évoqué plus haut, mais vous ne devrez surtout pas réclamer la moindre reconnaissance pour cela. Enfin, peut-être que votre chef, dans sa grande mansuétude, vous tapotera la tête et vous nommera symboliquement esclave employé du mois, mais gare à vous si vous osez demander une augmentation ou encore à ce que votre intitulé de poste corresponde à vos réelles fonctions. Là, vous risquez de vous prendre un revers des familles. Oui, parce que, pour votre boss, l’humilité, c’est surtout rester à votre place, travailler gratuitement et penser que c’est normal. Quant à la sienne, d’humilité, vous pouvez toujours la chercher, mais j’ai ouï dire que, tout comme le bonheur au bureau, c’était un mythe. 

 

Être corporate ou se faire virer : j’ai fait mon choix (et il va vous surprendre !)

Globalement, je n’ai pas trop eu de chance en ce qui concerne les entreprises que j’ai connues.  (Si vous vous demandiez si la frustration avait un rapport avec mon avis tranché sur le monde du travail : totalement oui.) Mais alors il y en a une qui mériterait vraiment la médaille de l’esbroufe. J’ai tant à raconter que je pourrais en faire un livre, mais je me contenterai aujourd’hui d’évoquer quelques anecdotes en lien avec notre sujet :

Le teambulding

J’étais dans l’entreprise depuis peu lorsque les rumeurs ont commencé à fuser à propos du team-building annuel (vous savez, cette activité sans rapport avec le travail, censée renforcer l’esprit d’équipe). Il devait avoir lieu bientôt mais l’activité en question resterait secrète jusqu’au jour J. J’ai rapidement compris, grâce aux conversations de l’open-space, que ne pas venir à un team-building était très mal vu par la direction. Ah, d’accord, je viendrai alors. Même si c’est un vendredi soir et que ça m’emmerde profondément.

Le vendredi en question, nous nous entassons dans des voitures après le travail, en direction d’une destination encore inconnue pour la majorité.  Après une demi-heure de route, quelle surprise fut mienne de découvrir enfin l’activité choisie pour nous : de la peinture sur céramique, sur tasses en céramique pour être exacte. Si j’ai pu un instant soupçonner que le boss était un énorme troll d’avoir choisi cette activité, j’en ai rapidement été convaincue en constatant qu’il n’était même pas venu (alors que le resto ensuite…).

Les goodies

Toujours peu après mon arrivée dans la boîte a eu lieu un événement important pour lequel mon entreprise avait loué un stand. J’ai eu l’immense honneur d’être désignée pour aller préparer le-dit stand avec les stagiaires. Mon poste n’avait d’ailleurs rien à voir avec ce type de missions, mais bon, c’est pas comme si on m’avait demandé mon avis. Une fois le stand prêt, l’évènement commence et nous sommes nombreux à nous y relayer toute la journée. Lorsque j’ai un temps de pause, je me promène parmi les exposants, récupérant ça et là les quelques goodies sympas qu’offrent les entreprises présentes. Ayant craqué sur un stylo à moumoute, un collègue me met en garde : 

« Attention avec ça, ne le prends pas au bureau. Le boss veut qu’on y utilise seulement les stylos à l’effigie de la boîte. »

Ah. D’accord. Dans le même genre, lorsque j’y travaillais encore, pendant la période Covid, ce même boss nous a obligés à ne porter que les masques commandés par l’entreprise (avec le nom dessus, évidemment). Lesdits masques étaient par ailleurs non-conformes aux recommandations puisqu’on pouvait tout à fait éteindre des bougies en soufflant à travers…

Les réseaux

Dans cette entreprise, chaque mois, une réunion avec l’ensemble des salariés se tenait afin de faire le point sur les choses en cours, à venir, et surtout pour faire de la propagande managériale. Systématiquement, un membre de la direction nous rappelait à quel point il était important d’aller liker et partager les posts que publiait le community manager sur les réseaux sociaux. Jusqu’ici on peut se dire qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’une entreprise incite ses salariés à la soutenir virtuellement. Certes. Mais là où la démarche est devenue quelque peu poussive, c’est lorsque la stagiaire responsable RH (qui était en fait la seule RH de la boîte) a collé la même alerte, tous les soirs, dans l’agenda de tous les salariés de l’entreprise. Vers 17h, chaque jour, tout le monde recevait donc un rappel :

Aller liker et partager les posts de -entreprise du bonheur-.
Si tu ne le fais pas, on le saura.

Voilà pour les petites anecdotes sympas. Sans suspense, je ne travaille plus dans ce curieux endroit. Même si ce n’est pas la seule raison de mon départ, il était devenu compliqué pour moi d’ingurgiter autant de conneries. Mais quand même, je me dis que si les employeurs passaient plus de temps à faire en sorte que leurs employés aiment leur entreprise plutôt qu’à faire en sorte qu’ils fassent semblant de l’aimer, tout le monde serait bien plus corporate finalement, non ?

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Cet article a 9 commentaires

  1. may

    yeah j’ai rien coché je suis 0% corporate !!! (je suis au chômage certes mais bon)

    1. A. Eyre

      Aha ! Je suis d’avis que, plus tu t’approches des 0%, plus tu es sain d’esprit 😉

  2. Lou.P

    Tiens, j’ai coché deux cases quand même. Sans compter le « porter mon bô t-shirt à l’effigie de la boîte même le dimanche » (ou chez les autres employeurs, ce qui est plus rigolo). J’aime beaucoup mon employeur préféré, d’accord, mais j’ai quand même l’impossible tenace de perdre au jeu de l’anti-capitalisme :p

  3. Lou.P

    *l’impression tenace :/

    1. A. Eyre

      Je crois que ce n’est pas qu’une impression :p

  4. LN

    Excellent, j’adore cet article !

  5. Prissou

    J’ai un super sweat du collège !
    Je t’en prends un pour ton anniv 😉