Pourquoi les hommes devraient arrêter de chanter les femmes ?

 

Il y a quelque temps, lors d’une petite soirée chez moi, une fois les ventres de l’assemblée bien remplis, est venu le moment où chacun, un peu enivré, a voulu prendre la main sur la playlist pour écouter le titre de son choix. Entre Les murs de poussière de Cabrel et Le grand restaurant de l’inénarrable Francky Vincent, ma soeur m’a interpellée : 

« Ah tiens, Grand Corps Malade a sorti un album dédié aux femmes !
– Ah ? répondis-je, sceptique.
– Il faut que tu écoutes le titre Mesdames et que tu me dises ce que tu en penses, je crois qu’il y a des passages douteux. »

Après que j’ai essuyé mes yeux humides de la fierté d’être sororalement reconnue comme une prêtresse du féminisme, nous avons donc écouté le titre en question. Si mon avis a pu transparaître à travers des moues dubitatives et des yeux levés au ciel, je l’ai finalement verbalisé par un franc « C’est de la merde. » Je me suis toutefois promis une nouvelle écoute, à un moment où mes idées seraient plus claires. Spoiler : mon avis n’a pas changé, mais cette deuxième écoute m’a permis de cerner en quoi les paroles du titre me dérangeaient. Je me suis dit également que les hommes devraient vraiment arrêter de chanter les femmes si c’étaient pour dire des conneries. Parce que non, Grand Corps Malade n’est pas le premier, et hélas pas le dernier, à vouloir rendre « hommage » aux meufs. C’est même une vieille tradition. C’est pourquoi je vous propose un best-of des idées moisies trouvables dans trois titres musicaux de différentes décennies. Les chansons nominées sont : 

  • sans surprise, Mesdames de Grand Corps malade (2020)
  • la version réactualisée de Être une femme de Michel Sardou (2010)
  • Le titre culte Femme libérée du groupe Cookie Dingler (1984)

 

L’archétype de la femme 

Si jamais vous vous demandiez ce que c’était qu’une femme, et que la page Wikipédia n’a pas réussi à apaiser votre soif de connaissance, rassurez-vous, les grands auteurs et interprètes français vous dises tout. 

Pour Grand Corps Malade, les femmes sont « les plus beaux personnages ». Si comme ça on ne comprend pas vraiment ce qu’il entend par là, la suite nous éclaire. Les femmes seraient « plus subtiles, plus élégantes et plus classes » que leurs homologues masculins. Grand Corps Malade, que je vais maintenant appelé Fabien (parce que c’est son prénom, et que, surtout, c’est plus court) n’a probablement jamais dû rencontrer ma copine Berthe qui flatule allègrement à toutes les occasions en jurant comme un charretier, mais passons… 

Il évoque ensuite trois caractéristiques apparemment intrinsèquement liées au sexe féminin : la fragilité, l’empathie et la tendresse. Cookie Dingler est plutôt ok avec cette vision, en témoignent les paroles éternellement gravées dans notre esprit « elle est si fragile, bla bla bla ». Je ne dis pas qu’il n’existe aucune femme fragile, ou que la plupart des femmes sont des vilaines méchantes sans coeur. Simplement, ces caractéristiques ne peuvent pas être appliquées à un genre en entier. Le genre ne fait pas le caractère ou la personnalité. Je suis sûre que Fabien n’avait pas de mauvaises intentions, mais c’est peut-être encore pire. Je m’explique : si on dit une grosse connerie sans avoir conscience que c’est une connerie, c’est peut-être parce que la connerie en question est tellement intégrée par la majorité qu’on a l’impression que ce n’est pas une connerie, mais un fait. Vous me suivez ? Alors effectivement les représentations de la femme dans la littérature ou le cinema (représentations que l’on doit, oh surprise, à des hommes) n’aident pas, mais lorsque l’on se fait de la thune en prétendant rendre hommage aux femmes, le minimum est quand même de s’assurer de ne pas perpétuer de vieux clichés éculés. 

Moi en train d’écouter « Femme libérée »

 

Si vous avez vous-même écouté Mesdames, vous pourrez me rétorquer que Fabien dit aussi qu’il admire la force, le courage et la détermination des femmes. En soi pourquoi pas, ça change de la faiblesse habituelle, sauf que ces qualités sont directement liées aux paroles précédentes : 

« Comment ne pas être en admiration et sans commune mesure
Pour celles qui portent et fabriquent pendant neuf mois notre futur
Pour celles qui cumulent plusieurs emplois et ce sans sourciller
Celui qu’elle joue dans la journée et le plus grand : mère au foyer »

D’accord, donc en plus de porter les gosses, vous avez plusieurs boulots pour finir le mois, et en rentrant chez vous, vous vous faites encore exploitées. Comme je vous admire ! 

Que les difficultés, réelles, à être une femme soient évoquées est une bonne chose, mais ici on a un simple constat, suivi d’un « qu’est-ce qu’elles sont fortes quand même ! » Est-ce vraiment faire preuve de courage quand on n’a pas le choix ? Les femmes ont-elles choisi de pouvoir enfanter, de galérer davantage professionnellement que les hommes et de s’occuper de la majorité des tâches ? Je ne crois pas. Et on saluera en passant la vision rétrograde de la femme dont les fonctions premières sont de procréer, de materner et de faire la popote. Mais Fabien nous admire, alors tout va bien, non ? 

Cookie Dingler parfait ce tableau de la femme en y ajoutant la petite caractéristique supplémentaire qui fait plaisir, la cerise sur le gâteau : la femme est un peu cruche et superficielle. Les paroles sont suffisamment limpides pour se passer de davantage de commentaire. 

« Elle est abonnée à Marie-Claire
Dans l’Nouvel Ob’s elle ne lit que Bretecher
Le Monde y’a longtemps qu’elle fait plus semblant
Elle achète Match en cachette c’est bien plus marrant »

 

La femme libérée veut imiter les hommes (et c’est ridicule)

Commençons avec les paroles de Femme libérée. Avec ce titre, Cookie Dingler veut dresser le portrait d’une femme qui tente de s’extraire des carcans dans lesquels son genre l’enferme. Pour se faire, elle se met à agir comme un homme. Cela se traduit, par exemple, par le fait de s’octroyer des plans culs :  

« Au fond de son lit un macho s’endort
Qui ne l’aimera pas plus loin que l’aurore » 

Sauf que la femme, un peu niaise, n’a pas l’air de réaliser que les coups d’une nuit ne sont faits que pour les bonhommes, à savoir des gros mascus capables de n’éprouver aucun sentiment. Alors qu’elle, elle ne peut s’empêcher de lui susurrer des « tonnes de je t’aime ». Pourquoi ? Parce que c’est ça une femme, toujours sentimentale, évidemment. 

Plus loin, on apprend que cette femme « fume beaucoup », « a des avis sur tout » et « aime raconter qu’elle sait changer une roue ». Si les deux premiers éléments sont, ma foi, très flatteurs pour les hommes, la dernière formulation ne laisse aucun doute sur ce que le narrateur pense vraiment de cette femme. Elle ne sait pas changer une roue, ou peut-être que si, mais ce qui nous est dit est qu’elle AIME le dire. Elle aime que l’on sache qu’elle est capable de faire des trucs de mecs, et s’en vante, un peu comme une enfant qui attend un cookie (huhu). Tout ça est de toute façon vain puisque, malgré ses efforts pour ressembler à un homme, la femme ne parvient pas à s’affranchir des préoccupations inhérentes à son genre comme, par exemple, l’obsession de son apparence (« sa première ride lui fait du soucis », « elle rentre son ventre à chaque fois qu’elle sort »…).

On poursuit avec Michel Sardou et son Être une femme 2.0. Trente ans après la première version, le chanteur fait un état des lieux de l’évolution de la femme. Pour lui, ça y est, « les femmes sont des hommes à temps plein ». Elles ont obtenu tout ce qu’elles désiraient (hum…), dirigent des société, etc. Mais pour Michel, ce n’est apparemment pas une bonne chose. Il n’y a qu’à voir comment la femme moderne est dépeinte : elle passe le plus clair de son temps au travail, dans des « longs dîners », des « réunions », elle rentre à la maison épuisée et n’a plus le temps de prendre soin d’elle (« passe en coup de vent chez le coiffeur, se maquiller dans l’ascenseur »), ni même de lire des magazines,  ce qui est pourtant le passe-temps favoris des femmes (clin d’oeil en passant à Cookie Dingler). Et pour couronner le tout, la femme moderne gagne toujours une misère, à savoir le salaire d’un homme « coupé en deux ». En bref, c’est pas ouf comme vie. Par le portrait dressé, Michel semble dire, en gros : « Ah ben c’était bien la peine toutes ces manifs si c’est pour continuer de se faire entuber ! Ça vous apprendra aussi vouloir être des hommes. » 

 

Le doux et rassurant Statu quo 

Dans Mesdames, Fabien chante, ou plutôt slame, son admiration pour les femmes et clame leur importance. Voyez plutôt : 

« Derrière chaque homme important se cache une femme qui l’inspire […] Vous êtes nos muses, nos influences, notre motivation et nos vices
Vous êtes Simone Veil, Marie Curie, Rosa Parks, Angela Davis
Vous êtes nos mères, vous êtes nos sœurs
Vous êtes caissières, vous êtes docteurs
Vous êtes nos filles et puis nos femmes
Nous, on vacille pour votre flamme »

« NOS muses », « NOS influences », « NOS vices »… Trop. De. Possessifs. Pourquoi les hommes ont-ils toujours besoin de tout ramener à eux ?

« Eh bien c’est très simple ! Les hommes se prennent pour le centre du monde et ils considèrent les femmes comme des accessoires censés les faire briller. » 

Merci Jamy. Du coup, si je comprends bien les paroles, ça veut dire qu’on est quand même vachement utiles en tant que nanas parce que, si toutes seules on n’est pas grand chose, un type pourra toujours se servir de nous pour s’élever dans la société ? 

« Exactement. »

Ah ouais, pas mal. Et puis franchement, pourquoi s’emmerder à devenir docteure ou avocate quand on peut être muse ? 

C’est aussi la conclusion à laquelle arrive Michel Sardou. Recontextualisons : les femmes font maintenant comme les hommes et c’est pas terrible finalement. Mais ça, elles ne s’en rendent compte qu’« avec le premier cheveu blanc ». Elles sont un peu saoulées mais « il n’est pas encore trop tard », dit Michel. En effet : 

« Il suffit de retrouver l’adresse du type gâché dans leur jeunesse
Un homme gentil qu’elles ont laissé au bord des occasions manquées
Refaire sa vie, et pourquoi pas, être une femme et belle à la fois »

D’accord donc la solution, c’est d’arrêter de jouer à la femme indépendante et de se caser auprès d’un homme qu’on avait éconduit autrefois. Quoi d’autre ? 

« Laisser un homme faire ce qu’il veut
Et puis s’endormir contre lui, jeter les dossiers aux orties
Se dire qu’au fond, ce sont des femmes
Et, mon Dieu, ce n’est pas un drame
Femmes de n’importe quelle année, femmes pour aimer se faire aimer »

« Laisser un homme faire ce qu’il veut » ?? J’ai vraiment peur de comprendre là. Et sinon, on reste dans la même lignée : ne sois pas ambitieuse, sois amoureuse, parce qu’au fond, tu es une femme. 

Voilà voilà. Tout est rentré dans l’ordre et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le Statu quo est sauf. 

« Mais, et les lesbiennes alors ? Comment elles font pour être quelque chose d’utile sans un homme ? »

Ah ça je crois que ni Fabien, ni Cookie, ni Michel n’y ont pensé, ça doit être un concept un peu trop éloigné de leur vision étriquée éclairée de ce qu’est une femme. Mais ils nous rendent hommage, c’est ce qui compte. Non ? 

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Cet article a 4 commentaires

  1. Lou.P

    Haha bien joué. Les bonnes intentions n’ont qu’à aller se recoucher !
    Comme d’hab’ avec ce genre d’article, j’espère simplement que les personnes qui ne sont pas déjà sensibilisées poursuivront leur lecture après quelques lignes d’humour piquant 😉

    1. A. Eyre

      Humour piquant ? Je ne vois vraiment pas de quoi tu parles… 😀

  2. Prissou

    Prêtresse du féminisme… C’est tout à fait ça et MERCI de nous éduquer dès qu’on doute !
    D’un autre côté, comment vais-je faire aux mariages lorsque Cookie Dingler voudra me faire valser ?…

    1. A. Eyre

      Vous me flattez très chère, je suis honorée !
      Et pour les mariages, la légende raconte que si tu danses sur « femme libérée » en maudissant intérieurement Cookie Dingler, ça passe :p